Extrait de Hume – Traité de la nature humaine, L. III, section 1 : les distinctions morales ne proviennent pas de la raison.

Le vice et la vertu peuvent donc être comparés aux sons, aux couleurs, à la chaleur et au froid qui, d'après la philosophie moderne, ne sont pas des qualités appartenant aux objets mais des perceptions de l'esprit , et cette découverte en morale, de même que la précédente en physique, doit être considérée comme un progrès remarquable des sciences spéculatives, bien qu'elle n'ait, comme l'autre également, que peu ou pas d'influence sur la pratique. Rien ne peut être plus réel ou ne peut nous intéresser davantage que nos propres sentiments de plaisir et de déplaisir et s'ils sont favorables à la vertu et défavorables au vice, rien d'autre n'est requis pour régler notre conduite.

Je ne peux m'empêcher d'ajouter à ces raisonnements une observation que l'on pourra peut-être trouver d'une certaine importance. Dans chacun des systèmes de moralité que j'ai jusqu'ici rencontrés, j'ai toujours remarqué que l'auteur procède pendant un certain temps selon la manière ordinaire de raisonner, établit l'existence d'un Dieu ou fait des observations sur les affaires humaines, quand tout à coup j'ai la surprise de constater qu'au lieu des copules habituelles, est et n'est pas, je ne rencontre pas de proposition qui ne soit liée par un doit ou un ne doit pas. C'est un changement imperceptible, mais il est néanmoins de la plus grande importance. Car, puisque ce doit ou ce ne doit pas expriment une certaine relation ou affirmation nouvelle, il est nécessaire qu'elle soit soulignée et expliquée, et qu'en même temps soit donnée une raison de ce qui semble tout à fait inconcevable, à savoir, de quelle manière cette relation nouvelle peut être déduite d'autres relations qui en différent du tout au tout. Mais comme les auteurs ne prennent habituellement pas cette précaution, je me permettrai de la recommander aux lecteurs et je suis convaincu que cette petite attention renversera tous les systèmes courants de moralité et nous fera voir que la distinction du vice et de la vertu n'est pas fondée sur les seules relations entre objets et qu'elle n'est pas perçue par la raison.

introduction

thème et thèse

Le passage constitue les dernières lignes de premier chapitre du livre III du Traité de la nature humaine, et donc la réponse à la question qui l’introduisait : est-ce au moyen de nos idées ou de nos impressions que nous procédons à des jugements moraux ?

thème : le jugement moral

le jugement, la raison, le devoir, (la justice).

Si juger signifie distinguer, il est question dans ce texte de jugement, et le vice et la vertu sont évidemment des catégories morales.

Le jugement moral est en effet le thème dont il est question dans le texte, puisqu’il s’agit de réfléchir sur ce qui permet de distinguer ces catégories éthiques que sont le vice et la vertu.

Thèse : le jugement moral ne repose que sur une " impression "

La réponse de l’auteur, et donc la thèse du texte, est que ceux-ci sont des perceptions de l’esprit : le jugement moral ne repose que sur une " impression ". Si le terme impression est aujourd’hui négativement connoté, c’est qu’il suggère l’illusion que produit toute opinion simplement " subjective ". Or, pour Hume, il n’en est rien : le sentiment est justement ce qui est effectif.

question posée ou texte

Dans l’usage contemporain du terme, si l’impression " n’est " qu’une impression, c’est parce qu’elle est faible. Pour Hume, elle est au contraire forte, et c’est ce qui fait son efficace. Mais on peut craindre alors que cette intensité ne fasse du jugement moral un préjugé arbitraire, dénué de valeur absolue. Plus encore que le sentimentalisme, le relativisme moral ne ruine-t-il pas alors et nécessairement toute possibilité de moralité ?

étude ordonnée

objectif et structure

objectif

Cette thèse est présentée de façon polémique, car elle s’oppose à la conception classique selon laquelle notre raison détermine ce que nous disons ou faisons, forme polémique dont témoignent les expressions suivantes : philosophie moderne - ne sont pasprogrès remarquable, ainsi que la correction et la mise en garde ironique du deuxième paragraphe.

Structure

Les deux paragraphes qui composent ce texte paraissent davantage juxtaposés qu’organiquement liés, puisque l’auteur semble se contenter d’ajouter une remarque latérale, après avoir présenté dans le premier alinéa sa thèse et le caractère novateur de celle-ci. On essaiera pourtant d’y repérer l’unité d’une critique d’une part de l’idée selon laquelle les valeurs morales sont rationnelles et d’autre part de l’idée que la raison puisse obliger.

1

Le vice et la vertu … perceptions de l'esprit

L’empirisme s’intéresse au jugement moral comme perception de l’esprit

2

et cette … sur la pratique

La notion de causalité

3

Rien ne peut être … notre conduite.

Le sens moral

4

Je ne … importance.

Portée de ces remarques

5

Dans chacun … doit ou un ne doit pas.

Passage abusif de l’être au devoir être

6

C'est un changement …aux lecteurs

Irrationalisme du rationalisme

7

et je suis … par la raison.

Renverser la morale ?

 

explication linéaire

l’empirisme s’intéresse au jugement moral comme perception de l’esprit

Le vice et la vertu peuvent donc être comparés aux sons, aux couleurs, à la chaleur et au froid qui, d'après la philosophie moderne, ne sont pas des qualités appartenant aux objets mais des perceptions de l'esprit

Bien qu’elle revendique sa modernité c’est-à-dire son originalité novatrice, l’analyse humienne s’inscrit cependant dans une perspective philosophique, et nous nous attacherons à ne pas confondre ce texte avec une simple description psychologique. Son intérêt tient à ce qu’il est philosophiquement problématique et son empirisme ne signifie en aucun cas que quelque science " positive " ait pu rendre caduque la spéculation…Moderne, la démarche l’est cependant dans la mesure où pour Hume le problème central de la philosophie n’est plus celui de l’être, mais celui du savoir humain, de la connaissance par un sujet.

Le problème de la connaissance peut se ramener alors à celui de la croyance, car il n’y a connaissance que s’il y a conviction subjective. La croyance est le relief particulier d'une idée, tel que nous ne pouvons pas la penser sans y donner notre assentiment. La théorie classique et celle de Hume partent d’une même constatation : l’idée d’un objet n’est pas la croyance en l’existence de cet objet (c’est en ce sens que Descartes remarquait qu’une idée n’est, en elle-même, ni vraie ni fausse). Mais la théorie classique part de cette constatation pour situer la croyance dans un autre domaine, celui de l’affirmation, du jugement liant deux idées : pour elle, la croyance n’est donc possible que par le caractère relationnel et systématique de la pensée. Toute autre est la méthode de Hume : son analyse épistémologique et psychologique des idées s'appuie entièrement sur l'expérience et la sensation, seule source de nos connaissances. La perception est l’événement constituant la vie de l’esprit et la seule modalité du " matériel " intellectuel et voir, entendre, juger, aimer, haïr et penser entrent sous cette dénomination, ainsi qu’il est écrit quelques pages avant notre texte. Le contenu mental n’a ainsi pas d’autre origine que les impressions et l’activité de l’esprit consiste uniquement à combiner, associer les idées, c’est-à-dire les faibles images que laissent les impressions dans la pensée. Selon lui, en effet, toute idée est représentative d’une impression, qui la précède et qu’elle se borne à reproduire. La croyance est ainsi expliquée à partir de l’impression : il s’agit d’une idée vive unie ou associée à une impression présente. Les sensations sont des impressions incontestables non parce qu’elles sont vraies, mais parce qu’elles sont fortes : elles s’impriment sur la table rase de notre esprit.

Ainsi, les sons, les couleurs, la chaleur, et le froid sont des idées suggérées par les diverses manières dont les objets agissent sur nos sens et les impressionnent (au sens d’une impression photographique), et ne doivent pas être prises pour des éléments réels des choses, ni pour des faits. Pour la philosophie moderne à laquelle fait allusion Hume, et en particulier celle de Locke, les idées de ces qualités sont secondes par rapport à celles des qualités premières que sont la solidité, l’étendue, la forme, le nombre, le mouvement et le repos, mais même en ce qui concerne celles-ci, nous sommes aussi éloignés d’avoir quelque idée de la substance des corps que si nous ne les connaissions pas du tout (Locke, cité par Bréhier). Ces qualités sont d’ailleurs produites par le travail de conceptualisation opéré par le langage. Les travaux de Gleason (Introduction à la linguistique) illustrent par exemple le caractère arbitraire par lequel les langues découpent la gradation continue de couleurs dans le spectre lumineux en une série de catégories discrètes : rien " dans " le spectre n’oblige à le diviser ainsi, et précisément la structuration en six " couleurs " ne correspondent pas à celle que l’on observe dans d’autres langues (le linguiste prend l’exemple d’une langue du Libéria qui divise le spectre en deux catégories seulement).

Le début du texte annonce que le vice et la vertu peuvent être comparés à ces catégories : de simples impressions subjectives. Cela signifie qu’aucune action n’est en soi bonne ou mauvaise, elle est simplement vécue comme telle. Les notions morales sont des perceptions, et, plus exactement, en tant qu’idées, elles sont les images faibles d’impressions qu’elles reproduisent. Cela implique d’une part que le jugement moral n’est pas une connaissance du bien, c’est-à-dire que le critère ultime de ce jugement n’a pas besoin d’être connu ni identifié distinctement. Cela montre d’autre part que le jugement moral consiste en ce qu’un spectateur apprécie – ou déprécie - une situation extérieure à lui. Si vice et vertu sont des " impressions subjectives ", cela ne se réduit pas à ce qu’ils ne soient " que " des impressions subjectives : d’abord parce qu’une impression n’est pas rien, et ensuite parce qu’à sa source on a affaire à un élément déclencheur objectif, un " stimulus " provoquant une " réponse ", pour utiliser la terminologie béhavioriste.

" Comparaison n’est pas raison ", dit-on… mais ici, la démarche l’autorise, puisque l’examen " génétique " de la formation des idées empêche toute distinction " générique " entre elles, et il ne s’agit en définitive pas vraiment de comparaison, mais bien d’assimilation. Il s’agit moins de comparer des réalités qui resteraient irréductibles l’une à l’autre (physique et éthique) que d’introduire la méthode expérimentale du raisonnement dans les sujets moraux, comme le précise le sous titre du livre.

La notion de causalité

et cette découverte en morale, de même que la précédente en physique, doit être considérée comme un progrès remarquable des sciences spéculatives, bien qu'elle n'ait, comme l'autre également, que peu ou pas d'influence sur la pratique.

L’exemple le plus fameux de ce que découvre cette philosophie moderne est la critique de la causalité. C'est l'expérience qui nous montre la constance de certaines successions, comme celle de l'élévation de la température de l'eau et de son ébullition ; et c'est l'habitude, qui nous incline à attendre pour l'avenir la répétition de la liaison précédemment observée. Notre esprit a tendance à transformer en rapport de causalité un simple rapport de succession et de contiguïté spatio-temporelle, qui se répète. La causalité n'est donc pas une propriété objective des choses, mais bien une croyance subjective, et c’est la perception, et non pas la causalité, qui produit une impression objective. Dans la réalité extérieure, il y a des répétitions que seul un sujet qui retient, compare et attend peut transformer en " causalité ". Sans ce sujet ayant une certaine nature, la répétition n’engendrerait rien. La nature humaine devient ainsi le principe d’explication dernière des relations qui semblaient d’abord objectives.

Cet exemple a une importance particulière en ce qui concerne notre extrait, puisque ce qui vient d’être dit est également vrai de la causalité volontaire : lorsque je veux lever mon bras, je constate certes ma volition, puis le fait que mon bras se lève, mais je ne saisis aucun pouvoir efficace qui, parti de ma volonté, soulèverait mon bras. À vrai dire, j’ignore tout à fait comment je puis mouvoir mes membres, et même changer le cours de mes pensées. De la sorte, la puissance pure et inconditionnée de la raison volontaire ne peut être sans hésitation posée au fondement du comportement éthique. Spinoza, en réfutant que la faculté d’assentir soit libre et distincte de la faculté de connaître, procédait d’une façon comparable. Quand en effet je perçois que l’idée du cheval ailé est inadéquate, je doute nécessairement de l’existence de cette créature, et la suspension du jugement est donc en réalité une perception, et non une volonté libre (Ethique, 2ème partie, scolie de la proposition 49).

Mais cette critique ne peut pour autant ébranler notre croyance " tendancielle " et instinctive en la causalité : elle se contente de l’isoler et de faire évanouir l’apparence de raison qui l’entoure. De la même façon, la conscience lucide de l’incapacité où nous sommes de justifier rationnellement nos jugements moraux ne peut suffire à nous empêcher de les émettre.

Ce passage est assez surprenant, car on pourrait objecter que la nouveauté philosophique de l’empirisme paraît beaucoup plus lourde de conséquences dans l’ordre de la pratique que dans celui de la théorie : on peut admettre que l’on pense n’importe quoi, mais non que l’on fasse n’importe quoi. Le relativisme et le scepticisme est une attitude tolérable quand elle est fiction consciente et délibérée, c’est-à-dire hypothèse opératoire, mais dans la sphère de l’action, elle risque de confiner au nihilisme insensé.

Cette interprétation est cependant impertinente car montrer que la raison ne détermine pas le jugement moral ne prouve aucunement que celui-ci soit livré au caprice et à l’arbitraire absurde, et c’est même tout le contraire. Il y a bien quelque chose de normal à se féliciter ou au contraire se scandaliser de certaines actions, et cette norme relève des lois de la nature humaine, en l’occurrence des effets de l’accoutumance. D’une manière générale, il faut bien avouer qu'il n'y a pas de valeur en soi ni de vérité absolues, pas plus en science qu'en morale et politique (les règles de justice sont établies par l’artifice des hommes) ou en esthétique, mais seulement des opinions généralement admises, constantes en vertu de l'universalité de la nature humaine. Ainsi, s’il y a des jugements moraux qu’un homme de bonne foi ne peut, sincèrement et au fond de son cœur, rejeter, nulle valeur morale ne saurait pour autant être démontrée, établie objectivement et par raison.

Par avance se trouve ainsi récusée la prétention d’inventer artificiellement et spéculativement une morale, et plus encore la prétention d’y convertir les individus. Que cette découverte n’ait que peu ou pas d’influence sur la pratique ne signifie donc pas du tout que la morale soit impuissante, bien au contraire : la morale a une influence sur les actions et les inclinations, et c’est justement pour cela que l’auteur en concluait quelques pages plus haut qu’elle ne peut provenir de la raison.

Le sens moral

Le sentiment reconnaît la vertu

Rien ne peut être plus réel ou ne peut nous intéresser davantage que nos propres sentiments de plaisir et de déplaisir

Si la couleur n’est pas un fait, l’impression colorée en est en revanche un, de même que si le vice n’est pas un fait, le sentiment de déplaisir devant un acte mauvais est un fait. Nous devons prendre acte que nous émettons spontanément des jugements moraux, et ainsi nous établir dans ce que l’on appelle le sens commun, et au moins sur ce point, Hume rejoint la position de Kant qui, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (Préface) s’appuie sur l’idée commune du devoir et des lois morales. Cette comparaison doit cependant être traitée avec circonspection, puisque pour Hume, en matière de moralité, c’est le sentiment qui reconnaît la vertu et se fait juge, et il s’agit moins de chercher aux normes morales un fondement qu’une origine réelle et concrète, et celle ci se trouve dans la nature, puisque rien ne peut être plus réel que la nature.

Que l’homme soit un être moral (qui suit une morale ou, à tout le moins, porte sur ses congénères des jugements moraux de valeur) s’explique par le fait qu’il est doué d’un sens moral, qu’il sait, par une sorte d’instinct, ce qui est noble ou infâme, bien ou mal, à faire ou à ne pas faire : tout homme normal – cela définit sa normalité – préférera dans telle situation telle façon d’agir à telle autre. Autrement dit, la naturalité du sentiment reconnaît et approuve la naturalité des valeurs, et la méthode empiriste simplifie la réflexion éthique sur la source des valeurs en rapportant à son origine sensible le jugement d’approbation ou de désapprobation.

Cette " subjectivité " du jugement (même motivée par un élément extérieur) ne peut pas alors être ramenée à une sorte de morale de l’égoïsme (qui se formulerait ainsi : est bien ce qui m’apparaît comme bénéfique pour moi) : c’est bien nous qui sommes intéressés et l’on peut supposer que le sens moral est le même pour tous, car il appartient à l’humanité comme telle. Puisqu’il est provoqué par le spectacle de l’action d’autrui, le sens moral montre l’intérêt que nous prenons à ce qui arrive aux autres hommes, et peut s’identifier à la bienveillance, proche de ce que Rousseau appellera la pitié. Nous avons tous la faculté de compatir mais cela n'a rien à voir avec la raison., et au demeurant nous recherchons ce qui, étant bon pour nous, l’est aussi pour les autres.

Il ne faut pas davantage confondre cette réflexion éthique avec une forme d’hédonisme, car s’il est bien question de sentiments de plaisir ou de déplaisir, il s’agit d’un plaisir d’un genre tout à fait particulier, et c’est ce plaisir qui juge (favorables à la vertu et défavorables au vice) : percevoir une action dotée de valeur morale et l’approuver (lui reconnaître cette valeur) constituent le seul et même effet d’une sensibilité particulière (percevante et jugeante), postulée comme la cause de ce jugement. Le tout début de la seconde section de l’ouvrage le confirme : Nous n'inférons pas qu'un caractère est vertueux de ce qu'il plaît ; mais, en sentant qu'il plaît de cette manière particulière, nous sentons effectivement qu'il est vertueux.

Le sentiment n’a pas à se justifier

et s'ils sont favorables à la vertu et défavorables au vice, rien d'autre n'est requis pour régler notre conduite.

Si rien d’autre n’est requis, c’est que le sentiment a une existence par lui-même, qu’il se suffit et n’a donc pas à se justifier, à plus forte raison à se rationaliser. Au fond, le sentiment moral qui juge est une affection et relève du registre de la passion, et l’on sait que pour Hume, une passion est un mode primitif d’existence et elle ne contient aucune qualité représentative (Traité de la nature humaine – Livre 2), et donc n’a rien à voir avec la vérité. Un énoncé moral ne décrit ni une relation logique ni un fait empirique, les concepts de " bien " ou de " mal " n’ajoutent rien à ceux auxquels ils sont associés. Ainsi, si les énoncés de valeur nous indiquent qu’il existe chez l’homme une propension à juger en ces termes, il est hors de propos de tenter de mesurer leur valeur de vérité ; tout au plus signalent-ils une émotion éprouvée par le locuteur, et un " vécu " réel.

C’est pour cela que la moralité est un sujet qui nous intéresse plus que tout autre (première page de la section à laquelle appartient notre extrait) : en l’occurrence plus que les spéculations abstraites portant sur la connaissance ; la moralité a évidemment rapport à l’action concrète. Il ne faut cependant pas se méprendre : il vient d’être dit (peu d’influence sur la pratique), et il sera confirmé (l’argument est " enveloppé " dans la fin du texte) que la moralité ne peut pas obliger, au sens moral du terme. Et pourtant, si le sentiment moral est suffisant, c’est pour régler notre conduite. Nous rencontrons donc ici une sévère difficulté.

Le sens moral ne consiste pas exactement dans la conscience d’une loi morale en tant que telle, c’est-à-dire susceptible d’obliger, c’est-à-dire de contraindre la volonté. Il s’exprime d’abord comme jugement d’approbation ou de désapprobation l’égard de l’action d’autrui. Mais comment alors comprendre qu’en plus il puisse sembler déterminer notre comportement ? Dans cette page, le contenu manque qui permettrait de répondre à cette question, et sans doute c’est davantage la forme de l’argument qui est significative. Il ne s’agit pas de chercher dans la raison une source artificielle – et donc illusoire – de nos règles de conduite, ce qui veut dire que la moralité est bien un fait naturel, et qu’elle se présente comme une donnée spontanée. Mais inversement, notre existence relève bien de la régulation morale, et elle n’est pas purement et simplement un système d’événements dérivant nécessairement les uns des autres. Si ce n’était pas le cas, on ne comprendrait tout simplement pas pourquoi, eu égard à certains comportements pourtant parfaitement identiques – et parfaitement naturels - chez les animaux et chez les hommes, nous nous en indignons quand ils touchent les seconds, alors qu’ils nous sont indifférents quand ils concernent les premiers (l’exemple de l’inceste, examiné par l’auteur dans la même section est très significatif). Il est ainsi vraisemblable que le sens moral n’est pas un " sixième " sens, et l’expression d’instinct utilisée plus haut doit être considérée avec prudence. Que la moralité soit naturelle en l’homme, qu’elle relève d’une " réceptivité " spontanée ne se comprend que par rapport à une nature spécifiquement humaine. De la sorte, on comprend mieux que notre conduite puisse être " réglable " : elle n’est pas réductible à un mécanisme intangible, et est donc ouverte à la culture, mais celle-ci se pense dans la continuité de la nature.

Portée de ces remarques

Je ne peux m'empêcher d'ajouter à ces raisonnements une observation que l'on pourra peut-être trouver d'une certaine importance.

L’analyse concourt ainsi à la réfutation de l’idée d’une moralité fondée rationnellement. Cette réfutation s’opère donc en deux temps : d’abord par une critique de l’origine rationnelle du jugement de valeur (il n’est qu’un sentiment de plaisir ou de déplaisir), et ensuite par une critique de la possibilité pour la raison d’obliger (c’est l’argument " enveloppé " des dernières lignes). Ces deux temps permettent de rendre compte de l’articulation entre les deux alinéas du texte, car peut paraître assez brutal le simple ajout d’une observation peut-être importante

Sans être déterministe, on vient de le voir (ce qui interdirait d’ailleurs toute pertinence à un exposé de morale), la démarche de Hume n’en est pas moins une explication causale, ramenant les faits qu’elle prend en charge au système de l’affectivité humaine. On peut alors s’interroger sur la nature de l’importance de l’observation à venir : doit-elle s’apprécier d’un point de vue théorique ou pratique ? Il y a peut-être en effet antinomie entre les deux, car éclaircir l’origine de la morale, c’est risquer de la rendre impossible : l’élucidation théorique provoque la confusion pratique.

Le passage abusif de l’être au devoir être

Dans chacun des systèmes de moralité que j'ai jusqu'ici rencontrés, j'ai toujours remarqué que l'auteur procède pendant un certain temps selon la manière ordinaire de raisonner, établit l'existence d'un Dieu ou fait des observations sur les affaires humaines, quand tout à coup j'ai la surprise de constater qu'au lieu des copules habituelles, est et n'est pas, je ne rencontre pas de proposition qui ne soit liée par un doit ou un ne doit pas.

Quoi qu’il en soit, la singularité de la démarche la place en rupture avec la tradition de la philosophie éthique (les systèmes de moralité que j’ai jusqu’ici rencontrés) qui a toujours soutenu que la capacité de distinguer le bien du mal est inhérente à la raison humaine (rationalisme moral). Historiquement, cette attitude s’exprime chez les tenants d’une lumière naturelle directement accessible à la raison, par laquelle chacun est censé découvrir un ordre naturel fondant immédiatement les obligations morales. Pour Hume, au contraire, rien n’oblige à associer la naturalité du jugement moral à une moralité de la nature, et le sentimentalisme moral n’a aucun écho métaphysique, même sous la forme d’une religion naturelle (établissant l’existence d’un Dieu).

Plus nettement encore, cette articulation du texte révèle au rationalisme ses propres inconséquences, et en premier lieu sa tendance à fonder le devoir être sur l’être, le sophisme naturaliste ici dénoncé revenant à admettre que l’ordre peut se contempler et dès lors obliger par lui-même.

Irrationalisme du rationalisme

C'est un changement imperceptible, mais il est néanmoins de la plus grande importance. Car, puisque ce doit ou ce ne doit pas expriment une certaine relation ou affirmation nouvelle, il est nécessaire qu'elle soit soulignée et expliquée, et qu'en même temps soit donnée une raison de ce qui semble tout à fait inconcevable, à savoir, de quelle manière cette relation nouvelle peut être déduite d'autres relations qui en différent du tout au tout. Mais comme les auteurs ne prennent habituellement pas cette précaution, je me permettrai de la recommander aux lecteurs

Deuxièmement, Hume pointe une lacune dans la " chaîne de raison " que l’on serait en droit d’attendre de la part du rationalisme : l’impossibilité de produire (au sens où l’on produit une preuve, c’est-à-dire qu’on l’explicite) un moyen terme, une assertion intermédiaire qui se conclurait de la première proposition et dont on pourrait conclure la seconde, de quelle manière cette relation nouvelle peut être déduite d'autres relations. On retrouve la critique de la notion de causalité : la connexion entre deux notions n’est que le résultat d’une habitude, et on serait bien incapable d’identifier le troisième terme permettant de passer de ce qui est à ce qui doit être.

Si en effet les qualités morales (vice et vertu) sont des distinctions intellectuelles, le raisonnement doit pouvoir les mettre au jour, les souligner et les expliquer. Or, le raisonnement consiste à comparer et à identifier des relations ou des rapports entre deux objets. Trois situations peuvent être distinguées : quand les objets et leur rapport sont immédiatement visibles, quand aucun objet n’est présent aux sens, et quand l’un seulement des objets est présent. Dans le premier cas, il n’y a pas vraiment raisonnement, mais uniquement perception : je constate simplement que telle action, par exemple l’ingratitude d’un enfant parricide, accompagne chez moi un sentiment d’indignation. Dans le second cas, il s’agit pour le raisonnement de comparer des idées, mais les relations intellectuelles (démontrables par la nécessité logique) s’appliquent à tous les objets, y compris les objets dénués de raison et même les objets inanimés, et on aurait en ce cas la conséquence absurde que la matière pourrait être susceptible de louange ou de blâme au même titre que nos passions et volitions (le même type formel de relation caractérise aussi bien la situation de l’enfant qui tue son père que celle du rejeton d’un chêne qui détruit, au cours de sa croissance, son géniteur). Enfin, dans le troisième cas, le raisonnement infère une cause à partir d’un seul fait présent, mais le seul fait que l’on peut invoquer comme étant la cause d’une action ressentie comme vicieuse c’est un motif ou un intérêt (l’appât du gain du jeune parricide), mais non le vice en lui-même. Par conséquent, on le voit, il est impossible d’établir intellectuellement et par le raisonnement les réalités éthiques : la distinction du vice et de la vertu n'est pas fondée sur les seules relations entre objets et elle n'est pas perçue par la raison.

La conséquence d’une telle mise au point est alors considérable : car s’il est impossible de prouver l’existence de ces relations, il est a fortiori plus aléatoire encore d’envisager qu’elles puissent avoir une influence nécessaire, en l’occurrence, puisque nous sommes dans la sphère morale, qu’elles puissent nous obliger, contraindre notre volonté. Il n’y a en effet pas grand sens à envisager un devoir moral qui n’obligerait que " relativement " ou " statistiquement "…Plus simplement dit, même en admettant qu’il soit possible de connaître la vertu, ce n’est pas la même chose d’y conformer la volonté.

Problématisation : Renverser la morale ?

et je suis convaincu que cette petite attention renversera tous les systèmes courants de moralité et nous fera voir que la distinction du vice et de la vertu n'est pas fondée sur les seules relations entre objets et qu'elle n'est pas perçue par la raison.

D’un fait on ne peut donc jamais conclure à une obligation : on pourrait interpréter cette thèse comme signifiant l’autonomie totale du domaine moral. En réalité, Hume réduit singulièrement cette indépendance, puisqu’il la ramène à des facteurs de fait en considérant la conscience morale comme relevant de la psychologie des sentiments – le plaisir ou le déplaisir -, ce qui expliquerait, dans le meilleur des cas, l’existence des jugements moraux, mais non leur signification. Certes, le devoir ne peut pas se déduire de l’être mais parce qu’en définitive les deux se confondent : une indignation ou une satisfaction morales ne sont rien d’autre qu’un fait (une impulsion psychologique contre laquelle on ne peut rien). C’est dans le réel et la nature qu’est trouvé le principe moral : ce qui est détermine ce qui est " vécu " sur le mode du devoir être. En fait, la morale, a bien un effet : la morale a une influence sur les actions et les inclinations, et c’est au contraire la raison qui est impuissante. On peut craindre que nous ayons affaire ici à une réduction de la morale à ce qui la conditionne, en l’occurrence la formation de nos sentiments qui seraient en définitive les vrais principes de la morale. Autrement dit, le rejet de l’intellectualisme pourrait être accusé d’être une sorte de dogmatisme du sentiment.

La problématique de Hume est ainsi non pas celle de la fondation de la morale, mais elle consiste dans une pensée de la de la production des idées morales. Mais si l’ordre " moral " est le résultat d’une genèse, il perd sa légitimité. Cette démarche contribue, selon l’auteur, à renverser les systèmes courants de moralité : mais on peut se demander si cette petite attention n’a pas en réalité des effets infiniment plus corrosifs sur le principe même de la moralité (et non pas simplement sur les doctrines morales historiques). En effet, en présupposant que la morale est subordonnée à autre chose qu’elle même, on nie d’avance que nous soyons tenus absolument par quelque obligation que ce soit, ce qui revient à considérer que les mots " morale ", " obligation " et " devoir " ne veulent strictement rien dire. Si mon devoir est relatif à ma nature, je ne suis que relativement obligé, et donc je ne suis pas absolument obligé, autant dire que je ne suis absolument pas obligé…

discussion critique

les généalogies de la morale

De la sorte, la démarche de Hume pourrait être rapprochée des entreprises qui, en explicitant et en dévoilant l’origine réelle des valeurs morales, contribuent à les ruiner par le simple soupçon qu’elle porte sur leurs fondations.

Freud

Si pour lui la raison est incapable de produire la croyance aux valeurs morales, Freud le confirmera en envisageant le poids de l’inconscient : les deux attitudes se rassemblent pour faire résider dans la vie affective la source de cette croyance. Pour ce dernier, la distinction entre le plaisir et le déplaisir est sans doute plus complexe que pour Hume, mais c’est exactement dans ce registre que le problème est posé : ce qu’il nommera surmoi est en effet cette instance psychique particulière qui accomplit la tâche de veiller à ce que soit assurée la satisfaction narcissique provenant de l’Idéal du moi (Pour introduire le narcissisme).

Nietzsche et Marx

La généalogie nietzschéenne, du seul fait qu’elle cherche l’origine de la morale, présuppose elle aussi que la morale n’exprime jamais que le ressentiment et donc que l’obligation n’oblige pas. De façon comparable, Marx, en affirmant dans l’Idéologie allemande (1ère partie) que la production intellectuelle telle qu’elle se présente dans la langue de la morale n’est que l’émanation directe du comportement matériel des hommes, montre que si nos comportements sont en effets influencés par la morale, ce n’est que d’une manière médiate.

Cependant, cette réduction de la morale n’est pas une conséquence que l’on découvrirait en faisant usage de la méthode généalogique, c’est le principe même de cette méthode. De la même manière, que la morale ne soit jamais qu’un ensemble de règles sociales, la sociologie ne le conclut qu’en apparence ; elle commence en réalité par le postuler, le présupposer, dans la mesure où elle considère tout simplement qu’est moral ce qui en fait est considéré comme moral : ne se préoccupant que de faits, elle ne se soucie pas de d’origine.

Morale des passions et métaphysique des mœurs

Le devoir s’impose inconditionnellement à la personne

Ils semble bien que nous soyons en présence d’une alternative radicale : soit nous considérons que l’obligation morale s’impose par elle-même et en tant que telle, et la moralité peut être véritablement pensée, soit on ramène les notions morales de vice et de vertu à des expressions de réalités hétérogènes (psychologique ou sociologique), mais alors il est justement question de psychologie ou de sociologie, mais non d’éthique. Si on adopte la première attitude, on se contentera de dire que la morale est à elle-même son propre fondement, qu’elle se passe très bien de justification et même que vouloir la justifier est absurde et contradictoire : " il faut parce qu’il faut ". Le devoir s’impose sans apporter d’autre justification que lui-même. Il n’y a pas d’abord à comprendre mais à obéir. Si je me demande pourquoi je dois être honnête, je suis déjà malhonnête, je refuse déjà mon devoir. Ai-je besoin d’explications, de raisons, pour me considérer comme obligé de dire la vérité ? Si le souci de dire la vérité ne s’imposait pas avant tout examen – fondant ainsi l’idée même d’examen -, je n’éprouverais pas un tel besoin.

La distinction de la contrainte et de l’obligation permet de comprendre cette notion d’un devoir qui s’impose sans condition, sans préalable d’aucune sorte, d’un devoir véritablement catégorique. Le devoir, comme commandement intérieur, n’oblige que dans la mesure où sa légitimité est immédiatement reconnue et non parce qu’il est plus fort que moi (il ne m’oblige que parce que je peux désobéir), et s’il m’apparaît comme contraignant, c’est parce qu’il s’oppose à mes penchants et à mes intérêts (contre lesquels je " ne peux rien "). Si donc le vice et la vertu ne correspondent qu’à des mouvements sensibles (de plaisir ou de déplaisir) et des penchants irrépressibles, ils relèvent d’une morale de la contrainte, ce qui est bien sûr parfaitement contradictoire…

En ce cas, la réflexion doit porter sur l’homme en tant que sujet volontaire et personne autonome : le sujet moral semble ne pas pouvoir être ce sujet auquel s’intéresse Hume dans sa recherche de l’immédiat, des données originaires, ce sujet-nature, défini comme système de croyance cimenté par des sentiments. Autrement dit, cette réflexion doit procéder en faisant abstraction de l’expérience, et en dénonçant l’incompétence de l’anthropologie. Ainsi, tout semble devoir opposer la démarche d’une métaphysique des mœurs, et celle d’une " morale des passions ". L’entreprise d’une morale pure est à cent lieues d’une morale générale résultant d’inductions à partir de ce que nous pouvons savoir par expérience de la nature humaine et des conditions psychologiques du vouloir. Rien de plus antithétique que La critique de la raison pratique, d’une part, et de l’autre la tentative d’introduire la méthode expérimentale dans les sujets moraux

Le monde moral, c’est le monde de la culture

Cependant, si la morale se passe de justification, elle se passe aussi de justification philosophique : le philosophe ne prétend nullement apporter un fondement à la morale mais se contente de dire que la morale est à elle-même son propre fondement, que l’obligation est inconditionnelle pour avoir un sens. La philosophie de Kant présuppose en effet le devoir, la morale, que Kant, en tant qu’homme, reconnaît. Le philosophe n’a de leçons à donner à personne en matière de moralité : son propos consiste à chercher à clarifier et à comprendre la morale universelle depuis toujours présente dans la conscience commune. De surcroît, la moralité n’est pas la sainteté, et la démarche kantienne n’ignore pas la réalité humaine, c’est-à-dire son appartenance simultanée aux deux règnes, celui de la sensibilité et celui de l’intelligibilité. Au demeurant, la pensée morale serait sans objet si les prescriptions éthiques ne concernaient pas un être incarné : c’est bien parce que nous sommes aussi des êtres de passion que la volonté doit être contrainte par des impératifs.

Certes, les voies d’une enquête sur la nature humaine et d’une morale pure sont fort différentes. Il n’en reste pas moins que si Hume s’établit d’abord dans le sens commun, avec le souci de l’éclaircir, sa démarche ne s’oppose pas fondamentalement à celle de Kant. D’autant plus que cette préoccupation interdit que l’on considère que pour lui les faits moraux se ramènent à un mécanisme absurde, et sans doute était-il équivoque d’utiliser plus haut les termes de la description béhavioriste. La réaction qui consiste à émettre un jugement moral, même si on peut l’expliquer par la psychologie des sentiments, ne peut se comprendre que si elle concerne une personne. Autrement dit, ce comportement ne relève pas de la pure facticité, mais est bien inscrit dans le registre du sens. Ce n’est pas sans raison que l’on a pu dire qu’en renvoyant l'analyse des choses à celle du sujet qui les saisit, la méthode d'analyse de Hume engage la philosophie dans la voie du criticisme, et il ouvre la route à la phénoménologie.

Merleau-Ponty écrira (phénoménologie de la perception – 1ère partie : le corps) qu’il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de comportements que l’on appellerait " naturels " et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Si le vice et la vertu ne sont que des perceptions, si elles relèvent du caractère sensible de la nature humaine, il serait inconséquent d’opposer cette nature à la notion de culture, ainsi que nous l’avions noté en tentant de lever une difficulté du texte. Si vice et vertu n’ont pas de valeur en soi et ne sont que des opinions conditionnées, il semble que nous soyons condamnés au relativisme et au scepticisme dont on sait combien il peut être inquiétant : Je suis effrayé et confondu de cette solitude désespérée où je me trouve placé dans ma philosophie [...] je ne sens rien d’autre qu’une forte tendance à considérer fortement les objets sous le jour où ils m’apparaissent [...] Je me trouve enveloppé de l’obscurité la plus profonde (Traité de la nature humaine, quatrième partie du premier livre). Cependant, ce désespoir reste théorique et non existentiel : on peut faire confiance à la vie pour nous délasser et nous distraire du scepticisme, même si alors ce n’est pas la raison qui nous console et nous permet de vivre, mais la vie qui nous délivre du désespoir passager où nous a plongés l’exercice de la raison. Cette vie cependant n’est pas la simple existence biologique, mais bien la vie culturelle, et la sensibilité n’est pas la mécanique des sens ni la sensualité brutale, mais bien le sentiment, spécifiquement humain, dans la mesure où il est celui du raffinement et qu’il se réalise avec les autres. L’altruisme en effet n’est-il pas davantage une réalité sentimentale plutôt qu’un concept intellectuel ?

Le monde humain n’est-il pas le seule monde possible de la morale ? En définitive, on peut légitimement considérer que la réévaluation du sentiment, loin de ruiner le principe de la moralité, peut s’unir avec celle-ci. Par exemple, Hume distingue la délicatesse de passion, qui peut nous faire souffrir ou nous rendre heureux, de la délicatesse de goût qui nous rend extrêmement sensibles au beau et au laid. Ces deux espèces de délicatesse se ressemblent, mais la culture de la seconde peut nous guérir de la première, car les émotions que suscitent l’étude des beautés sont douces et tendres. En ce domaine, le dialogue et les conversations constituent une occasion privilégiée de former notre cœur : la sympathie que nous pouvons éprouver pour certains (même s’il ne s’agit évidemment pas du respect universel) permet une communication de ces émotions. L’esthétique est donc une morale, liée à la réalité sensible de l’homme.

Conclusion

Nos jugements éthiques sont liés à notre nature sensible, voilà ce qu’établit le texte contre les lacunes d’un rationalisme passablement dogmatique, et en tous cas incapable de justifier les prétentions de la raison à déduire les valeurs morales, et à en faire des obligations. Le naturalisme empirique est plus conséquent, et, pourrait-on dire, plus raisonnable. Certes, ce scepticisme n’est pas encore authentiquement critique, et restera un travail à accomplir pour amener la conscience – non pas à mieux juger -, mais à mieux discerner le principe de ses jugements, afin d’éviter que la moralité elle-même reste exposée à toutes sortes de corruptions (KantFondements de la métaphysique des mœurs, préface), en particulier en se satisfaisant d’une conformité tout extérieure à la loi morale.

Nous sommes obligés par nos inclinations, ou au moins nos sentiments nous poussent-ils à nous indigner ou au contraire nous féliciter de telle ou telle action. Mais parce qu’ils sont spécifiquement humains et qu’ils n’existent qu’au sein de la culture, on ne peut les confondre avec des contraintes : ils ont donc incontestablement " quelque chose de moral ", et cette préoccupation fait du texte de Hume une méditation philosophique, et non une simple description. Le renversement des systèmes de moralité n’est pas une subversion de la moralité elle-même.